Crise mondiale et création de nouvelles avenues pour la production
Tipologia: Paragrafo/Articolo – Data pubblicazione: 20/11/1931
Crise mondiale et création de nouvelles avenues pour la production
«Recueil mensuel de l’Institut international du commerce», 20 novembre 1931, pp. I-X
Professeur à l’Université de Turin, Sénateur du Royaume d’Italie
C’est chose si difficile de trouver, dans la littérature qui traite de la crise, l’exposé d’un point de vue nouveau, ou tout au moins une présentation nouvelle, que j’ai pris connaissance avec le plus vif plaisir du Rapport des Directeurs de la Société Anonyme Kreuger et Toll. J’ignore si aucun autre document publié au sujet de la crise par des organes publics attitrés, par des banques ou par des sociétés industrielles et économiques, a insisté avec autant de force sur les aspects essentiels de la question. D’éminents économistes, il est vrai, ont affirmé, à la surprise générale, qu’en ce moment le monde épargnait trop, que l’épargne se consacrait, dans une mesure excessive et dans des conditions de rémunération incroyablement réduites, aux placements à court terme, tandis qu’elle n’était affectée que dans une mesure trop restreinte aux placements à long terme. Les pays neufs, assoiffés de capitaux, n’obtiennent plus de crédits ou bien réduisent leur demande en produits finis et en machines, entraînant ainsi l’Europe et les Etats-Unis dans la crise. Nous nous trouvons donc, disent ces économistes, dans un cercle vicieux dont il n’est possible de sortir qu’en adoptant une politique courageuse de placement de l’épargne dans des conditions modérées et à longue échéance.
Il y a un fond de vérité dans la thèse des investissements trop peu nombreux, bien qu’il soit à peine nécessaire de faire observer que l’offre, à bon marché, des capitaux épargnés, ne suffit pas – l’expérience l’a démontré – à réveiller l’optimisme des hommes d’affaires tant que ceux-ci ne sont pas alléchés par les avantages que peut offrir l’emploi de ces capitaux. Les remèdes artificiels ou artificiellement provoqués sont vains. Il en est ainsi notamment de la baisse des salaires résultant de l’adoption du tarif douanier général de cinq à dix pour cent proposés par M. Keynes. Les droits d’entrée qui ont pour conséquence d’augmenter des matières premières et des produits intermédiaires nécessaires aux transformations industrielles ultérieures provoquent la majoration du coût de la production et restreignent, dans une mesure plus sensible encore la capacité d’exportation à destination de l’étranger. Il est nécessaire de réduire les frais, si l’on veut pouvoir exporter. Mais d’un autre côté, la seule diminution de la production ne constitue pas un remède suffisant à la crise. De quoi se plaint le monde, si ce n’est de ce que les prix sont trop bas, de ce que les prix sont ruineux? Quelles sont les industries qui échappent au mal de devoir vendre à des prix inférieurs aux prix de revient? Réduire davantage encore les prix de revient dans les mêmes industries, n’est-ce pas synonyme d’augmentation de production et n’est-ce pas provoquer une nouvelle chute des prix dans un aboyée dont ont n’entrevoit pas encore le fond?
C’est ici que l’on trouve des éléments intéressants dans le Rapport de la Société Kreuger et Toll. La thésaurisation n’est pas excessive, mais la façon dont l’épargne est utilisée manque de souplesse, le mécanisme qui doit lui permettre d’être mise à la disposition de la production est imparfait et mal approprié.
«La situation économique du monde s’est modifiée depuis le moment oui les traditions bancaires actuellement admises se sont établies; il en résulte que ces traditions ne correspondent plus à la situation actuelle. La disparition des grandes maisons de commerce et des banques privées, qui jouissaient d’une grande liberté dans le choix de leurs placements et qui constituaient, par conséquent, des facteurs essentiels de la vie économique du pays, leur remplacement par les sociétés industrielles, les grandes banques de dépôts et les grosses compagnies d’assurance, qui sont toutes plus ou moins liées, lorsqu’il s’agit de déterminer l’emploi des fonds dont elles disposent, et qui ont l’obligation de s’en tenir à certains placements spécifiés de façon précise, ont eu pour conséquence de provoquer un fractionnement des crédits et la répartition de ceux-ci dans des compartiments séparés, entre lesquels n’existent point de liens réciproques, et de rendre plus rigide l’organisation économique toute entière».
Quelles sont les conséquences de cette rigidité?
«Au lieu de consacrer les fonds épargnés à la production d’articles de consommation nouveaux répondant aux besoins d’un standard de vie chaque jour plus élevé, on s’est borné à les utiliser dans le but d’augmenter le volume de la production des objets et denrées existant déjà et pour lesquels la demande ne se développe que d’une façon lente. Le danger d’un pareil état de choses est grand, surtout durant les périodes de rapide développement technique semblables à celle que nous traversons.
Dans la plupart des branches de la production, qu’elle soit industrielle ou agricole, les progrès réalisés sont tellement importants que, même si l’on ne modifie pas le nombre des hommes employés, l’importance de la production ne cesse d’augmenter, encore que l’on n’y consacre pas de capitaux nouveaux. Ce n’est que dans des cas exceptionnels et lorsque se produisent des circonstances particulières, que la consommation individuelle d’un article déterminé peut augmenter dans les mêmes proportions que la production. Toute industrie, toute branche particulière de l’activité humaine en sera réduite à ne plus fournir du travail qu’à un pourcentage de la population qui, d’année en année, ira en décroissant. Dans ces conditions, si l’on n’adopte pas une politique économique susceptible de stimuler les entreprises nouvelles et de permettre l’investissement de capitaux nouveaux, toutes les branches de la production sont, en pratique, exposées à subir les inconvénients d’une production croissante dont le volume dépasse les possibilités de vente et l’on doit forcément alors se résoudre à supporter, dans une certaine mesure, le chômage». («The Economist», Londres, 11 avril 1931).
J’ai souligné, dans le rapport qui précède, les paroles qui m’ont paru les plus caractéristiques.
Que le progrès technique ou, comme on dit aujourd’hui, la rationalisation de la production provoque une augmentation du nombre des chômeurs, est une vérité que, depuis longtemps, personne ne songe plus à contester. Le paradoxe que constitue, d’une part, l’augmentation continuelle de la production, d’autre part, l’augmentation constante du nombre d’ouvriers privés de travail; l’anomalie que constitue le fait que tant d’individus sont réduits à la misère, alors que les produits de la terre sont en surabondance, ont été signalés déjà, il y a plus de cent ans, par Simonde de Sismondi. Jean-Baptiste Say lui avait répondu en formant sa célèbre théorie des débouchés.
Mais, en tout temps, l’imagination des hommes a été frappée par le contraste entre l’abondance et la misère.
Il ne suffit pas de faire remarquer que le machinisme, que la rationalisation de la production, guérissent les plaies qu’ils causent et qu’ils font revenir au travail les ouvriers qu’il a fallu commencer par congédier. Cependant dans une certaine mesure, on peut admettre que:
1) Le machinisme, les progrès techniques, la rationalisation de la production, qui ont pour conséquence de réduire les prix de revient, permettent aux entrepreneurs de réaliser des bénéfices plus élevés, pour autant que la concurrence n’ait pas obligé à réduire les prix de vente proportionnellement à la diminution des frais de production.
2) Les entrepreneurs, qui ont bénéficié des avantages exceptionnels ainsi réalisés, consacrent ceux-ci à l’extension des installations existantes et à l’augmentation de la production.
3) Peu à peu tandis que la production augmente et que les prix diminuent, la consommation tend à se développer.
4) Dans ces conditions, si l’on arrive à réaliser un équilibre, des prix inférieurs devront correspondre à l’élévation du niveau de la production et de la consommation.
5) Lorsqu’on aura atteint ce nouveau stade, le nombre des ouvriers employés pourra approcher du nombre des ouvriers qui se trouvaient au travail avant l’introduction du machinisme et de la rationalisation de la production. Mais il n’y a point de raison de poser en principe que le nombre des ouvriers employés dans le nouveau régime d’équilibre des prix, de la production et de la consommation, sera “nécessairement” au moins égal au nombre des ouvriers qui se trouvaient autrefois au travail. Il ne convient pas d’objecter que l’on a connu une situation équivalente au point de vue des voituriers et charretiers à la suite de l’installation des chemins de fer, ainsi que pour ce qui concerne les tisserands travaillant à la main, depuis l’invention des métiers mécaniques. Ce qui s’est produit ne devait pas nécessairement se produire et l’on ne peut faire dépendre la solution d’un problème de circonstances de fait accidentelles. Rationnellement, il est illogique de prétendre que la résorption des ouvriers, privés d’emploi par suite de l’introduction du machinisme et de la production rationalisée puisse être complète.
Qu’il me soit permis de reproduire à ce sujet la démonstration que je formule depuis tant d’années à mes élèves de l’Ecole des Ingénieurs de Turin, en critiquant le manque de logique de ce point de vue. Admettre un tel postulat équivaudrait à dire – pour prendre un exemple schématique – que si, dans une organisation économique et technique donnée et à une époque déterminée, on obtenait la production suivante:
Article A à raison de | 100 unités par | 10 ouvriers |
Article B à raison de | 160 unités par | 16 ouvriers |
Article C à raison de | 140 unités par | 14 ouvriers |
Article D à raison de | 300 unités par | 15 ouvriers |
Total 70 ouvriers |
Et qu’à une seconde époque déterminée, grâce à des inventions nouvelles, à une meilleure organisation (machinisme, rationalisation, etc.) on obtenait:
Article A à raison de | 100 unités par | 5 ouvriers |
Article B à raison de | 160 unités par | 8 ouvriers |
Article C à raison de | 140 unités par | 7 ouvriers |
Article D à raison de | 300 unités par | 16 ouvriers |
Total 35 ouvriers |
l’unique moyen de remédier au chômage des trente-cinq ouvriers mis sur le pavé serait de produire:
Article A à raison de | 200 unités par | 10 ouvriers |
Article B à raison de | 320 unités par | 16 ouvriers |
Article C à raison de | 280 unités par | 14 ouvriers |
Article D à raison de | 600 unités par | 30 ouvriers |
Total 70 ouvriers |
Mais ceci ne correspond à aucune prévision raisonnable, parce que la consommation des articles A, B, C et D n’augmente pas en proportion de la baisse des prix. L’utilité de la multiplication progressive des articles de la catégorie A peut diminuer de façon tellement rapide qu’il peut ne pas convenir du tout de doubler la production.
Nous pouvons nous rendre compte du fait que, par suite de la baisse des prix, l’augmentation de la consommation des produits de la catégorie A n’a augmenté que de 20 pour cent, celle des produits de la catégorie B, de 150 pour cent, celle des produits de la catégorie C, de 50 pour cent, le chiffre demeurant stationnaire pour les produits de la catégorie D, dont la consommation est restreinte.
Il faudrait donc:
1) Créer des besoins nouveaux chez les consommateurs, en poussant tout d’abord à la consommation des produits des catégories A, B, C et D qui sont disponibles en quantités plus grandes et à des prix moins onéreux.
2) Provoquer la formation d’une épargne nouvelle constituée au moyen des bénéfices que permettent de réaliser les productions anciennes qui n’ont pas été atteintes tout de suite par la baisse des prix.
3) Consacrer le produit de l’épargne nouvelle au développement des entreprises nouvelles ou des entreprises anciennes susceptibles de se transformer et qui, s’étant rendu compte qu’il était opportun de produire des articles des catégories E, F et G, se révèlent capables de convaincre les consommateurs de l’opportunité d’acquérir ces produits.
Crise mondiale et création de nouvelles avenues pour la production Recueil mensuel de l’Institut international du commerce (Bruxelles), XI, vol. XXII, n. 3, 20 novembre 1931, pp. I-X (fuori testo). Les progrès techniques, qui ne se bornent pas à augmenter la consommation de produits de type nouveau, paraissent plus susceptibles d’assurer à l’humanité une existence plus opulente et moins uniforme. Il ne semble pas contestable que telle ait été l’évolution historique dans le passé. Mais il n’est pas douteux non plus quinée semblable évolution soit toujours accompagnée d’incertitudes, d’erreurs de prévisions, de difficultés à faire marcher de pair les variations des progrès techniques (provoquant la réduction des prix), d’une part, et, d’autre part, de la formation d’épargne nouvelle, de la création d’entreprises nouvelles, de la consommation et de la main-d’œuvre.
La crise (crise pour les chefs d’entreprises, chômage pour les ouvriers) est la dorême qu’il faut payer pour passer d’un niveau de vie inférieur (production des articles A, B, C et D) à un niveau de vie supérieur (production en quantités diverses des articles A, B, C, D, E, F et G). La crise actuelle ne se ramène évidemment pas à ces seuls éléments. Il ne faut pas perdre de vue que nous avons encore le fardeau de la liquidation de la situation créée par les erreurs les plus diverses commises au cours de la guerre et pendant les dix années qui suivirent celle-ci.
Nous ne pouvons perdre de vue le déséquilibre qui s’est produit, d’une part, entre l’accélération du rythme de la production des biens et des services qui font l’objet des échanges et, d’autre part, l’accélération du rythme de la production de la matière monnayable par excellence, c’est-à-dire de l’or, lequel constitue la base de l’ensemble des moyens d’échange (monnaie d’or, billets de banque et chèques) destiné à rendre possibles ces échanges mêmes. Il est de la plus haute importance de constater les variations survenues au cours de la période d’après-guerre dans le rapport entre la consommation et l’épargne. Keynes est d’avis que le déséquilibre est attribuable au fait que l’on a thésaurisé de façon excessive, tandis que Jannacone, dans une étude d’importance capitale («Economia», mars 1931, page 327) formule au contraire l’opinion que la situation est due à l’insuffisance de l’épargne. Le désordre psychologique de la guerre et de l’après-guerre a trop incité les hommes à jouir des plaisirs immédiats. Il en est résulté que l’on n’a plus constitué, dans une mesure suffisante, l’épargne nouvelle indispensable au perfectionnement et au développement de l’outillage économique du monde. La production individuelle moyenne diminue et semble devoir diminuer de plus en plus dans l’avenir. Il en résulte que la demande de produits, qui est l’autre aspect de la production subit une réduction équivalente. Il importe de mettre les hommes en mesure de produire davantage, afin que leur demande puisse augmenter à son tour.
Cette théorie du célèbre économiste italien va, plus que beaucoup d’autres, au fond des causes de la crise et indique de façon plus appropriée le chemin qu’il faut suivre pour arriver à une solution. Mais elle n’est pas inconciliable avec la théorie exposée plus haut, selon laquelle des erreurs ont été commis pendant et après la guerre dans l’utilisation des capitaux disponibles. Si l’épargne nouvelle, même insuffisante, avait été investie de façon conforme aux principes économiques et en tenant compte des nécessités de l’avenir, l’intensité de la dépression actuelle eût été moins forte. On a continué, ainsi que je l’exposais dans mes leçons citées plus haut et dont, à ma grande satisfaction, la justesse se trouva pleinement confirmée par les déclarations des éminents hommes d’affaires qui dirigent la société
Kreuger et Toll, on a continué, dis-je, à investir les capitaux dans la production des articles des catégories A, B, C et D (blé, laine, caoutchouc, métaux, coton, voitures automobiles, navires, chemins de fer secondaires) en partant de cette idée que ceux-ci auraient conservé l’importance qu’ils avaient acquise au cours de la guerre par suite de circonstances passagères dues à la transformation des besoins et des goûts des populations appelées sous les armes ou surexcitées par l’attente d’une fin du monde prochaine dues aussi à la défaillance de la Russie, puis de la Chine et, dans une certaine mesure, de l’Inde. On ne se rendit pas compte que le peu d’épargne nouvelle, précisément parce qu’elle était déficitaire, devait être investie dans la production d’articles présentant pour les consommateurs une utilité et un attrait plus grands que les produits anciens des catégories A, B, C et D.
Aux inconvénients d’une production insuffisante vint donc s’ajouter l’inconvénient nouveau d’une direction mal équilibrée.
Ce que le plan russe porte en soi de vital, ce ne sont peut-être point les établissements qui seront effectivement créés. Ceux-ci, conçus par des bureaucrates, répondront sans doute avant tout à des besoins anciens et depuis longtemps connus. Peut-être les bureaucrates n’auront-ils pas commis en dernière analyse d’erreurs trop graves, puisque la misère du peuple russe est telle qu’on ne peut se tromper de beaucoup en satisfaisant avant tout à ses besoins vitaux les plus élémentaires.
Le fait dominant est qu’il importe, en ce moment, de se serrer la ceinture, de produire et de consommer moins de biens affectés à la jouissance présente et, au contraire, de produire plus de biens qui soient susceptibles d’accroître ultérieurement les biens destinés à la consommation. S’il faut accepter les sacrifices de l’heure présente, il faut aussi aspirer à une vie future plus belle.
La crise actuelle est également une crise de passage d’un niveau de vie inférieur à un niveau de vie supérieur; c’est la douleur d’un monde qui aspire à un avenir meilleur. Il faut se mettre en garde contre les interventions trop insistantes de médecins bien intentionnés qui voudraient épargner à la mère les souffrances de l’enfantement. Le moins qu’on puisse dire des médecins sociaux, c’est qu’ils ont peu d’imagination et qu’ils se montrent médiocrement inspirés lorsqu’il s’agit de prévoir l’avenir. Dans tous les pays du monde, il y a beaucoup de gens qui, dans les journaux et dans les parlements, veulent enseigner aux industriels les moyens d’échapper à la crise. A titre de recettes, ils offrent des primes, des tarifs douaniers protecteurs, des accords industriels, la limitation de la production et s’imaginent pouvoir ainsi guérir la maladie.
Ce n’est pas de ce côté que viendra le salut.
On sera déjà arrivé à un très beau résultat, si les gouvernements parviennent à garantir à l’initiative privée les conditions indispensables à son développement: des lois sûres, une justice expéditive, la réglementation des monopoles, l’abaissement des barrières douanières, la politique des accords économiques internationaux, la suppression des impositions qui étouffent l’épargne, une monnaie saine, l’équilibre des budgets, la réduction de la dette publique, qui a comme corollaire nécessaire l’offre de capitaux sur le marché, la diffusion de l’enseignement, le respect des lois sociales, la certitude du minimum vital aux chômeurs et des pensions aux vieillards. Toutes ces caractéristiques traditionnelles de l’Etat moderne non seulement sont compatibles entre elles, mais il est même aisé de démontrer que l’existence de l’une est indispensable à l’existence de l’autre.
Il serait insensé de réduire les garanties que la législation contemporaine a données au prolétariat, sous prétexte que nous sommes en période de crise. La sécurité de l’existence du chômeur est indispensable à la sécurité de la propriété du riche. Dans les limites du système économique actuel et dans les limites oui les lois reconnaissent l’existence, probablement fatale, des inégalités sociales, ces deux sécurités sont indispensables pour que l’humanité trouve le moyen de résoudre les difficultés de l’heure présente. Mais si l’Etat remplit sa mission, s’il assure le respect de la sécurité et de la justice, comprises d’après les nouveaux principes modernes, il n’y aura plus lieu d’écouter les inventeurs de projets et les fabricants de recettes sociales.
Peu à peu l’humanité se rendra compte du fait qu’il n’est pas raisonnable de vouloir récolter sans avoir semé. La crise, comme je l’ai fait observer dans une étude précédente (voir «La Riforma Sociale», janvier-février 1931, pages 31 et 32) a ce grand mérite de constituer, à ce point de vue, un avertissement salutaire. Elle incite les hommes à recommencer à épargner ou à épargner davantage. En ce moment, ceux qui ont des fonds à placer effectuent de préférence des placements à court terme, de crainte de l’inconnu, mais il viendra un jour où ils en auront assez des dépôts en banque à un pour cent et des placements de tout repos rapportant trois ou quatre pour cent; alors ils chercheront à nouveau à placer de façon permanente les capitaux disponibles. Ce sera le moment critique au point de vue de la solution de la crise; il sera possible de résoudre celle-ci de façon heureuse si, à ce moment, pourront et sauront se faire entendre, des hommes aujourd’hui inconnus ou peu connus, qui seront capables d’inventer les produits nouveaux aptes à satisfaire aux besoins nouveaux de l’humanité. Poussés par le désir de s’assurer une existence meilleure, les chômeurs, n’étant plus satisfaits de la vie que leur assurent les subsides de l’Etat, contribueront peut-être eux-mêmes à faciliter la solution du problème. Les plus intelligents imagineront quelque chose que l’on n’avait pas encore inventé; ils offriront aux autres hommes leur invention et s’assureront ainsi des moyens d’existence.
Ce que doivent faire les dirigeants du marché monétaire et financier, c’est encourager l’imagination des producteurs en quête de nouveautés. Il se conçoit qu’ils mettent des capitaux à la disposition des producteurs, capables et bien assis, d’articles anciens, tels que blé, coton, locomotives, caoutchouc, voitures automobiles (les banques n’ont-elles pas considéré, il y a trente ans, comme suspects, ces produits nouveaux quêtaient le caoutchouc et les voitures automobiles, qui contribuèrent à assurer la solution de la grande crise de dépression qui commença en 1873 pour prendre fin en 1894?). Mais il importe en outre qu’ils tendent l’oreille et qu’ils s’occupent des produits nouveaux, susceptibles de satisfaire à certains besoins non encore connus ou insuffisamment connus et appréciés des hommes. Cette production nouvelle permettra d’occuper les millions de chômeurs que l’on ne peut espérer voir résorber par les industries anciennes. Il faut considérer que le centre de gravité de l’industrie du nord au sud de l’Angleterre, que la décadence relative de l’industrie textile en Nouvelle-Angleterre et l’épanouissement industriel des deux Carolines et de la Virginie constituent des preuves non seulement de l’évolution constante à laquelle est sujette l’activité industrielle, mais aussi des dangers auxquels on s’expose si l’on s’obstine à cultiver les méthodes anciennes et des progrès qui peuvent être réalisés par ceux qui, les premiers, ont l’intuition du but auquel tendent les désirs nouveaux des hommes. Je ne crois pas que la crise actuelle nous mène à l’abîme; je crois, au contraire, que nous nous dirigeons vers des coëres plus hautes. Mais tout le long de la côte, le précipice est proche.
Il faut que les banques fassent preuve de célérité et de souplesse et qu’elles continuent de cultiver les terres anciennes, pour autant qu’elles soient fécondes; mais il importe aussi qu’elles explorent en même temps les avenues susceptibles de mener à la découverte de terres vierges. Les capitaux et les hommes ne pourront trouver à se placer que si le génie humain parvient à découvrir ces terres vierges et si l’habileté des techniciens réussit à les mettre en valeur.